• En passant : « l’assistanat »

    Tout le battage actuel sur la « fraude » et « l’assistanat » n’a en soi rien de bien original, c’est un succédané idéologique déjà bien usité outre-manche et outre-atlantique qui permet de reformuler l’opposition « ceux qui travaillent/ceux qui profitent » sous les auspices de l’exclusion compensatrice. Le succès actuel, malheureusement aisément constatable, de cette «union des braves gens » contre « les petits malins qui trichent », en plus d’un parachèvement inattendu de la « morale des producteurs »[1], correspond à une « conjoncture psychosociale » déjà décrite en son temps par Adorno : « (…) l’hostilité -largement inconsciente- dérivant de la frustration et de la répression, et déviée socialement de son objet réel, a besoin d’un objet de substitution qui lui confère un aspect réaliste et lui évite de la sorte, pour ainsi dire, des manifestations plus radicales d’un blocage de la relation du sujet avec la réalité, par exemple la psychose. Cet objet de destructivité inconsciente, loin d’être un « bouc émissaire » superficiel, doit avoir certaines caractéristiques pour pouvoir remplir son rôle. Il doit être suffisamment tangible et en même temps pas trop tangible, afin que son réalisme propre ne le fasse pas exploser. »  (Etudes sur la personnalité autoritaire). Le « fraudeur fainéant » constitue effectivement une figure commode et ses malheurs annoncés (le STO et bientôt un « FBI » à ses trousses !) une consolation toute trouvée pour accompagner l’inévitable pressurisation des salaires directs et indirects.

    Cette première tentative de faire passer la pilule de la paupérisation par la pommade de la chasse aux pauvres, indique en tout cas  vers quel « contrat de désocialisation » on s’achemine. Et aux nouveaux outils de la politique étatique (du drone anti-émeute au détecteur de mensonge pour chômeurs) correspond, à l’aide de quelques renversements orwelliens (« la sécurité est la première des libertés »), un discours qui, en le détournant, vide de son sens le vieux corpus conceptuel de la démocratie marchande.

    Ainsi, c’est au nom de la justice sociale qu’on s’attaque aux allocataires du RSA. Là encore, drôle de destin pour cette « idée de justice » dont Rosa Luxembourg donnait, il y a plus d’un siècle, cette vivante description : « ce vieux cheval de retour monté depuis des siècles par tous les rénovateurs du monde, privés des plus sûrs moyens de locomotion historique, cette Rossinante déhanchée sur laquelle ont chevauché tant de don Quichotte de l’histoire à la recherche de la grande réforme mondiale, pour ne rapporter de ces voyages autre chose que quelque œil poché. » (cité par Sorel in Réflexions sur la violence). Certes, le « sentiment » d’injustice ne se conditionne pas aussi aisément que celui d’insécurité, mais puisque désormais il ne faut plus s’attendre à ce qu’une quelconque équité viennent écoper le naufrage « du modèle français », la dénonciation des «passagers clandestins » « qui nous nuisent à tous» donne le ton d’un interclassisme des droits et devoirs de temps de crise.

    Et si la première phase de segmentation du prolétariat ( individualisation, multiplication des statuts, relégation, etc.) restait déterminée par un achat préalable de paix sociale qui est désormais « au-dessus des moyens » du capital, dans le « serrage de vis » budgétaire il s’agira d’intensifier ses résultats, « faire société » avec un « tous contre tous » où la monadisation ( pavillonnaire ou sursocialisée) des uns dépend toujours plus étroitement de la ghettoïsation (sociale et carcérale) des autres

    ( qu’on pense par exemple à la gentrification galopante). Mais « l’union nationale » comme nouvelle mouture de « langage officiel de la séparation généralisée » (Debord) nous rappelle aussi que, dans le même temps, ce sont les bases  de cette séparation que sape l’offensive actuelle, la stigmatisation ne faisant qu’exprimer « en creux » la menaçante possibilité d’une convergence.  



    [1] On ne compte d’ailleurs plus les antiennes du mouvement ouvrier que l’UMP aurait pu s’approprier : « l’oisif ira loger ailleurs» (l’internationale), « Dans l’Etat des prolétaires, seuls ceux qui travaillent ont le droit à la vie. » (Proclamation de la commune de Budapest), « Le fainéant est un fasciste » (CNT 1936) ou encore « Le simulateur est un saboteur » (CGT 1945). 


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  • Commentaires

    1
    A.D.
    Dimanche 18 Décembre 2011 à 20:47

     On ne compte d’ailleurs plus les antiennes du mouvement ouvrier que l’UMP aurait pu s’approprier : « l’oisif ira loger ailleurs» (l’internationale), « Dans l’Etat des prolétaires, seuls ceux qui travaillent ont le droit à la vie. » (Proclamation de la commune de Budapest), « Le fainéant est un fasciste » (CNT 1936) ou encore « Le simulateur est un saboteur"

    Jacques de Vitry disait en chaire après 1250 :"Qui ne travaillera pas, ne mangera pas!" ( Le travail au Moyen-âge, Robert Fossier; hachette, 2000. moyen l'historien également, mais c'est une autre...histoire)

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