• Nous avons déjà beaucoup parlé de « fuite du capital », voilà donc quelques sommaires précisions sur le sujet.

    Si la critique du salariat et de la marchandise fut massive et diffuse dans les années 60-70, elle n’a presque jamais convergée jusqu'à un seuil qualitativement supérieur de sécession avec le vieux monde : cette aporie de l’offensive prolétarienne contre la subordination réelle, dans et en dehors du travail, fut donc une sorte de fuite inachevée, a la fois dans le non dépassement des syndicats et la multiplication de fuites « feintes » : fuite en avant militaro ( notamment en Italie), fuites de l’alternative ( hippies) ou de l’identitarisme régionaliste ou sexuel. C’est en partant de cette limite d’une révolte largement démissionnaire (cf. l’absentéisme dans les occupations de Mai-juin 68) que le capital put reprendre l’avantage…en fuyant.

    Dans la brochure Aux Origines de l’ « antitravail »( Publiée par Echanges ( BP241 75866 Paris cedex 18 ) en décembre 2005 )  Bruno Astarian note : « Michael J. Kapsa identifie l’année 1975 comme celle où la vague de protestation des OS américains s’inverse et commence à refluer. D’un coté, les patrons cessent d’investir dans les usines existantes. Le capital « fait grève et fuit ». « La mobilité du capital, qu’elle soit effective ou simplement menacée, devint un instrument pour modifier les fondations de la  relation capital-travail ». Ainsi General Motors, face à la rébellion persistante de ses ouvriers, décide d’ouvrir de nouvelles usines dans le Sud rural des Etats-Unis puis au Canada mais semble rattrapé par les mêmes problèmes (Le syndicat United Automobil Workers, obtient l’extension des conventions collectives au usines du sud et fusionne avec son homologue canadien CAW). C’est donc surtout à partir des années 90 et grâce notamment à la crise de la dette du Tiers-monde au début des années 80, qui met fin aux expropriations de multinationales qui avaient atteints leur pic en 75, que la mobilité du capital devient mondiale. Et ce principalement dans les secteurs a main d’œuvre peu qualifiée là ou il y avait justement le plus de combativité (le nombre d’OS dans l’industrie française a baissé de 38% en 30 ans).

    La fuite du capital est la conclusion de l’offensive du prolétariat tirée à sa place et le moyen perpétuellement réutilisé, le fameux chantage à la délocalisation, d’approfondir son avantage dans le rapport de force.


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  • Paradoxe inhérent au capital : lui qui met tout en mouvement ( les hommes, les machines, les marchandises, les codes sociaux, etc..) doit se garantir dans le même temps la disponibilité et la docilité de la force de travail. La destruction de la société paysanne, véritable acte fondateur, avec ses chronologies différentes selon les pays (Cf. Rance des années 50 ou tout le prolétariat flottant actuellement en Chine), suppose de plus que cette prolétarisation s’accomplisse comme disciplinarisation.

    Les phases dans la grande fixation de la force de travail en Occident sont bien connues : c’est l’exemple classique de l’Angleterre. D’abord l’accumulation primitive, les enclosures au XVeme siècle : clôture des champs ouverts et conversion des terres arables en pâturages, donc expulsion des paysans, mais « La création d’un prolétariat sans feu ni lieu –licenciés des grands seigneurs féodaux et cultivateurs victimes d’expropriations violentes et répétées- allait nécessairement plus vite que son absorption par les manufactures naissantes. D’autre part ces hommes brusquement arrachés à leurs conditions de vie habituelles ne pouvaient se faire aussi subitement à la discipline du nouvel ordre social. Il en sortit donc une masse de mendiants, de voleurs, de vagabonds. De là vers la fin du XV eme et pendant tout le XVI eme une législation sanguinaire contre le vagabondage. » (Marx Le Capital).  Déjà l’Etat  joue un rôle central dans l’organisation du futur marché du travail : le parlement adopte les « poor laws » qui répondent à la dislocation catastrophique du monde rural et décrètent l’obligation domiciliaire. Elles seront réformés en 1795, par la loi de Speenhamland qui instaure les « poor rates », sorte de revenu minimum : « (..) l’extension du système de Speenhamland et des systèmes de « distribution » sous toutes les formes s’explique par la pression des gros fermiers-dans un secteur qui a particulièrement besoin d’une main d’œuvre occasionnelle ou intermittante-soucieux de disposer d’une réserve de main d’œuvre permanente à bon marché. » (E.P. Thompson). Il y a à l’époque opposition entre la petite noblesse des campagnes et la bourgeoisie des villes sur le contrôle de la main d’œuvre, les poor rates gênant le développement d’un salariat moderne. Finalement Speenhamland est abolie en 1834, lorsque la bourgeoisie accède réellement au pouvoir politique, afin de permettre l’émigration de la force de travail vers les nouvelles manufactures. Enfin vers 1870, c’est la reconnaissance des premiers syndicats : leur existence suppose et permet une sédentarisation de la nouvelle classe ouvrière.

    La seconde phase c’est la grande fixation fordiste aux USA pour lutter contre la malédiction du Turn-over. La forte immigration européenne fournit à l’époque un prolétariat idéal : sans culture de  métier ni lien avec la vie campagnarde, bref sans autonomie possible. Mais, au tournant du Xxeme siècle, les résistances ouvrières commencent à freiner le développement du capital ce qui donne lieu à une double contre-offensive : d’abord le taylorisme qui avec le chronométrage veut briser la maîtrise ouvrière sur les temps de production puis le fordisme qui, avec la chaîne, subordonne complètement le travail vivant au travail mort. Le plus grand ennemi de Ford ce ne sont pas les syndicats, mais le turn-over, la fuite des ouvriers dès lors que les conditions de travail ne leur plaisent pas. D’ou la mise en place du 5 $/ day (Accompagné de contrôles tatillons de la moralité). Après les grandes grèves « sur le tas » des années 30 puis 40, Sloan à General Motors, va dépasser Ford en reconnaissant les syndicats et en les associant marginalement à l’organisation du travail. Hauts salaires, consommation de masse, syndicalisation, puis fonds de pensions voire intéressement et du côté de l’Etat, assurance chômage et sécurité sociale : la deuxième étape de la grande fixation est accomplie.

    Cette dynamique de confrontation entre les classes (le capital doit sédentariser les populations qu’il a mis en mouvement) détermine les évolutions ultérieures jusqu'à aujourd’hui (le capital doit mettre en mouvement une société sédentarisée dans un certain garantisme social CF la « réforme » et  les discours des journaflics sur les «blocages du marché du travail », « les freins à la croissance, etc.…). La fixation de la force de travail, mise en crise par l’insubordination ouvrière, est devenue un obstacle dont le dépassement, la fuite du capital, crée la dynamique d’internationalisation.

     


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  • General motor Strasbourg, Continental automotive, Osram Molsheim, fonderies Montupet, entre autres en France ; Fiat Pomigliano, Mirafiori en Italie ; Schlecker en Allemagne ; GM encore, Coca-cola ou Harley-davidson aux Etats-Unis… Autant d’étapes d’un même no-deal qui s’impose un peu partout : en échange d’un « sauvetage de l’emploi », qui se formule le plus souvent sous la forme d’un sursis de 3-4 ans, des  concessions tout azimut. Avec, certes, des gradations : ici on rognera sur les RTT alors que là-bas on baisse les salaires de 25%. Les tactiques patronales aussi se diversifient : mise en faillite puis rachat de l’usine, scission de l’entreprise en deux entités distinctes, licenciement massif pour réembaucher sous de nouvelles conditions, etc.…

    Quitte à paraître radoter la défaite, il nous faut pourtant y inscrire cette énième régression. Quand ce qui était radicalement critiqué devint des « acquis à sauver », le mouvement ouvrier organisé, après sa « victoire » à la pyrhus sur le prolétariat, se fit, dans son déclin, le courtier de l’involution salariale afin d’écoper les différentes vagues de « downsizing ». Ce tournant inauguré par l’UAW (United Automobil Workers)  en 79 chez Chrysler avec un accord pour « sauver la firme », baisse des salaires et plus de flexibilité en échange de la défense de l’emploi, et qui se reproduira chez Ford puis GM, a eu pour version européenne ce qu’on a appelé le compromis Volkswagen. C’est en effet dans cette entreprise qu’IG-METALL  inaugure en 84 sa nouvelle stratégie d’accompagnement sous le prétexte que « la menace pour l’emploi vient autant d’une modernisation retardée que d’une modernisation accélérée ». La réduction du temps de travail en échange de l’austérité salariale fait de la priorité à l’emploi le mot d’ordre d’un prolétariat sur la défensive, allant même jusqu’à l’union sacrée  (CF: « Les profits d’aujourd’hui sont les emplois d’après demain »Helmut Schmidt) 

    Il semble désormais que même cette illusion de compromis soit condamnée à disparaître sous l’égide du No-deal actuel : les accords signés récemment indiquent qu’on est passé de « l’arrangement » à l’intimidation. Quand chaque licenciement accroît la productivité du travailleur restant ; que grâce au spectre du chômage, moins une entreprise a de salariés, moins elle les paie ou que la baisse du salaire nominal (exprimé en monnaie) semble toujours pouvoir être encore relativement compensée par un maintien du salaire réel (exprimé en marchandises achetables) grâce à la production discount délocalisée, on voit mal comment le « soliloque social » du patronat pourrait s’infléchir…

    « C’est de la lutte des classes ! » a comiquement déploré un dirigeant syndical britannique au sujet du récent plan d’austérité, ce bel aveu n’en est pas moins un bon résumé du niveau actuel du rapport de force dans les métropoles. La relative sortie de la léthargie à laquelle on a assisté ces derniers temps (Continental, Caterpillar, Fiat, etc.), est resté rivée au dialogue et à la négociation face à un capital fuyant (c’est aussi le sens des séquestrations : retenir la direction) et on a même vu des reprises du travail …contre l’avis de la direction (chez Fralib Gémenos (fabrication de sachets de thé Lipton).

     Si il y a eu du gaz dans certaines usines, personne n’a encore saisi la « bonbonne » occasion de faire éclater à la fois illusionnisme syndical et chantage du capital. Et pourtant, c’est ce type d’« acte désespéré » (après tout le suicide n’est-il pas devenu un moyen de protestation courant et pas uniquement de l’autre côté de la méditerranée ?) qui ouvrirait une brèche dans ce cercle vicieux où la mobilité du capital renvoie constamment le prolétariat à sa propre fixation, le vif, délaissé par l’inerte, pétitionnant contre sa « mort sociale »… S’en prendre à l’outil de travail n’est plus une « abomination » théorique mais un geste de bon sens quand les revendications deviennent des apories, le compromis un vieux souvenir et les illusions sur un « retour en arrière sociale» un bourrage de crânes et d’urnes.  


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  • Que d’un côté on se félicite des révolutions « facebook » et que de l’autre on s’affole de la guérilla par « blackberry » (type de téléphone très utilisé par les émeutiers anglais), ne révèle qu’une contradiction apparente. Le «reducio ad medium» souligne qu’on reste dans les limites du détournement. Et on aurait tort de croire que ce dernier puisse se formuler avec la même quiétude révolutionnaire qu’auparavant. Comme le disaient les classiques : « ce qui est pris conditionne la saisie », si rien n’interdit un usage tactique de telle ou telle technologie, elles n’ont plus, loin s’en faut, la neutralité qu’on voulait bien leur attribuer.

    Ainsi ces instruments de communication devenus omniprésents en une petite décennie ne se laisseront pas simplement « subvertir » puisqu’ils participent centralement de l’ordre social.  

    On sait que la « so-called » libération des mœurs, la liberté devenant nouvelle idéologie de la consommation, a multiplié les impératifs sociaux (jouir, rire, bouger, etc.…) et étendu le maillage autoritaire de l’existence par les médiations marchandes et leur discipline des apparences. Cet approfondissement de la réification a justement trouvé un second souffle grâce au développement technologique, la miniaturisation notamment, qui a permis d’équiper chacun d’un arsenal de nouveaux outils qui donnent naissance à la convergence actuelle entre hyperconsommation et hypercommunication. Et, de façon concomitante, ce que la généralisation de la psychanalyse et de son monologue égotique avait préparé, les téléphones portables et diverses formes de cyber interactivité le réalise : le règne du bavardage unilatéral, sorte de retour de bâton après l’échec d’une révolte qui rêvait d’un « dialogue qui a fait vaincre ses propres conditions » (La société du spectacle).

    Bien évidemment, si « la profusion de termes techniques correspond très exactement à l’extension des domaines de la vie effectivement régis par la rationalité technique. » (J.Semprun), à l’ère des NTIC c’est le langage dans son ensemble qui tend à être technicisé. Ainsi, la recherche de l’optimum propre à toute démarche technique trouve sa pointe la plus avancée dans l’écriture phonétique très pratiquée par les jeunes. On remarquera d’ailleurs qu’on retrouve ce langage dit SMS dans les blogs et les chats : c’est à dire non pas du fait du seul outil numérique mais de son « utilité sociale », l’interactivité, qui en ne laissant peu, voire pas du tout, de place à l’élaboration, détermine cette involution philologique, car, est-il besoin de le préciser ?, on est bien loin ici de l’inventivité de l’argot, du verlan ou du hip-hop. Cette écriture  ne joue avec, ni n’invente de mots mais se contente de les décomposer et tend donc plutôt à imiter les lignes de chiffres qui composent les programmes d’ordinateurs. La question : K S Q TU Fé ?, mieux encore que le fameux « T’es où là ? » bien connu des usagers de téléphones portables, illustre la nouvelle norme hyperactive du « da sein » et la régression de l’expression aux babillements du « ça ».

    Enfin l’omniprésence de l’ordinateur, comme outil de travail et instrument de loisir, vecteur d’une mise sous tension de l’exploitation et de la consommation, moyen de surveillance dans les boites et la société, indique l’axe de l’hypersocialisation actuelle : la mobilisation de l’intime. Par l’intériorisation des objectifs, prôné par le management («  Il s’agit de mettre le salarié en situation de faire l’usage de soi, de ses émotions, de son intelligence, de son affect, de sa personnalité au profit de l’entreprise. » in Le travail nous est compté) et l’extraversion à haut débit, il faut désormais « s’investir totalement » (disponibilité, flexibilité, polyvalence) dans toutes les activités aliénées voire surenchérir dans la « common indecency » du dénuement suréquipé.

    Face à l’exhortation autoritaire à la communication comme à la visibilité, il y a un ensemble de sécession « productive » à inventer. Le silence des émeutiers français et anglais en est une, la convergence éventuelle évoquée plus haut en créera nécessairement de nouvelles.


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  • Les émeutes anglaises sont jusqu’ici la première riposte à la mesure de l’offensive que représente l’austérité généralisée. « Criminelles » (dixit politicards et journaflics) elles le furent dans le sens où elles prennent au mot le «Hell»fare state   où paupérisation organisée et traitement punitif du non-travail vont de pair.

    Elles ont été d’autant moins « raciales » qu’elles ont attaqué de plein fouet la gentrification, ce soft apartheid, montrant là une voie qui, on l’espère, sera suivie ailleurs (Paris, Berlin notamment). Leur absence d’illusions s’est en tout cas vue confirmée par la fuite en avant sécuritaire choisie par Cameron qui, tout comme la crise des dettes souveraines continuant en course à l’échalote du plus de rigueur, indique que le « there is no alternative » traditionnel se décline désormais en tolérance zéro.

    Comme en 2005, on a déploré le « mutisme revendicatif » des émeutiers et pourtant ce silence est un des ponts les plus intéressants entre ces deux mouvements. Qu’il inquiète est bien normal, car il suppose d’ores et déjà une radicalité qui ne se laisse pas phagocyter dans le politique et un démocrate bon teint ne peut que s’étonner de voir toute cette force vive se soustraire au régime neutralisant de la représentation. Certes les actes parlent par eux-mêmes et on pourrait d’ailleurs dire que ces émeutes pratiquent d’une certaine manière un « langage du signe » vis à vis de la société, dans le sens : « on a commencé, à vous de suivre » (La volonté de répondre à 2005 a ainsi parcouru tout le mouvement contre le CPE). Et si il semble difficile à admettre que se taire ne signifie pas nécessairement qu’on se résigne, c’est pourtant de juin 1848 aux multiples refus silencieux qui jalonnent l’histoire de « l’anti-travail »,  une vieille leçon du mouvement ouvrier.

    Cette radicalité sans phrases vient aussi offrir un salutaire contrepoint à toute la vague « indignée ». Il ne s’agit pas d’opposer platement ces deux mouvements, (prolétaires combatifs vs petite bourgeoisie numérique ou réforme vs révolution), mais de comprendre que le silence des uns en dit tout de même long sur la vacuité des réclamations des autres. La revitalisation de l’illusion démocratiste ou de cette forme précieuse du masochisme qu’est la non-violence ont suscité un concert effectivement indigne de pamoisons bienveillantes car tant de bonnes intentions si poliment exposées ( à peine le mouvement avait-il commencé qu’on rédigeait une longue plate-forme de revendications) surjouaient presque l’inoffensivité. Surtout, on ne sortait pas de « sa place » dans la grande fiction sociale, où le désir d’intégration se faisait ainsi entendre sans bousculer en quoi que ce soit le monologue des « sacrifices nécessaires ». Bref, il y avait effectivement quelque chose de dérisoire à voir les participants de ces campements se laisser tranquillement berner par leur propres discours, se pétrifiant de commissions en service d’ordre pour que tout cela finisse en quelques sinécures médiatiques pour les plus malins et en élément de décor histrionnesque pour récit de grande crise.

    Il n’y a pas de silence révolutionnaire qui s’opposerait à un caquetage réformiste mais une conflictualité qui doit refuser de se « laisser parler » par le capital, c’est à dire de continuer à fonctionner comme une de ses catégories.

    La restructuration, en reléguant une partie de la force de travail dans les zones grises de l’économie informelle (les lascars, les sans-papiers) et de l’inactivité en sursis (Workfare, Etat pénal) et en dérobant peu à peu le sol sous les pieds de la traditionnelle classe de l’encadrement (réduction drastique du fonctionnariat, baisse tendancielle de la valeur d’échange des diplômes)  crée les conditions d’une convergence de ces obsolètes qui n’ont plus grand chose à négocier. Mais cette convergence doit inventer son propre terrain. Si le silence s’ébruite des banlieues parisiennes au centre de Londres nous n’en sommes peut-être qu’au prélude.

     


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